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Autour de l'Île atlantique
Entretien de ML. par Maxime d'Ornant


1. Michel Longuet, sur l’iconique photographie de 1959 où figurent les écrivains du Nouveau Roman, Tony Duvert est absent ; en 1973, une autre photographie est prise devant le siège des éditions de Minuit au 7 rue Bernard-Palissy : on y voit Jérôme Lindon, Tony Duvert et vous. Quel est alors votre rôle – quelle est alors votre place – dans cette trinité dont Tony Duvert est le centre ?

– Un matin de novembre 1973, mon téléphone sonna. C’était Jérôme Lindon qui me demandait de venir aux Editions de Minuit car Tony venait d’avoir le prix Médicis. Et ajouta-t-il, il n’est pas à prendre avec des pincettes. Tony avait une mine de papier mâché et se plaignait d’avoir mal au ventre (la maladie des enfants). Je lui dis que c’était lié à l’humidité de l’air ambiant et que cela allait passer. Cette explication, à laquelle on ne croyait ni lui ni moi, lui plut. Jérôme nous emmena alors devant la porte des Editions où Madame Béatrice Huyligers, envoyée du Nouvel Observateur, fit cette photo où nous sommes tous les trois. Ensuite Tony me demanda de l’accompagner à la remise du prix tout en disant qu’il avait encore mal au ventre. La salle était bourrée de photographes et Tony me poussa en avant, comme on pousse une chose devant soi sur un terrain miné. J’arrivai donc devant la présidente du jury qui me tira par mon écharpe en disant : « C’est lui ! » . Mitraillage des photographes et il se passa un moment avant que je puisse dire, me tournant vers Tony amusé par cette facétie : « Lui, c’est lui ».


2. Vous avez conçu les couvertures de deux textes de Tony Duvert, Le bon sexe illustré en 1973 et Un anneau d’argent à l’oreille en 1982, et de nombreux visuels de la revue Minuit, donnant par vos dessins un ton particulier au périodique dont Tony Duvert fut le directeur littéraire entre 1972 et 1974. En quoi votre collaboration artistique avec Tony Duvert vous a-t-elle semblé cohérente (au-delà du principe d’amitié) ?

La revue Minuit était une entreprise familiale. Dans la mesure où Jérôme Lindon considérait ses auteurs comme faisant partie de sa famille. Il n’y avait donc pas de hiérarchie dans la rédaction. Robbe-Grillet proposait des textes de son côté, Beckett me demanda deux couvertures, Deleuze proposa des dessins, etc. Mais, in fine, c’était Jérôme – en tant que directeur de la publication – qui décidait de tout.
Notre rencontre, Tony et moi, se fit par l’intermédiaire de deux livres : Chassés-croisés [de Michel Longuet] et Interdit de séjour [de Tony Duvert]. J’avais commencé la lecture d’Interdit de séjour à 16 heures pour la terminer à 5 heures du matin. Quant à Chassés-croisés, cette petite BD amusa Tony pour sa veine enfantine. Ces lectures furent le début de notre amitié et de notre curiosité l’un pour l’autre.
Notre première collaboration fut la couverture du Bon sexe illustré. La réaction de Tony se montra plutôt tiède face au côté guignol de mon dessin. Montre-le à Jérôme, me dit-il. – Ah! dit Jérôme, bien bien, Duvert est d’accord ? – Oui, répondit le gros menteur. C’est ainsi que mon dessin partit à l’imprimerie. Mais les libraires n’aimant pas cette couverture, elle disparut lors du second tirage avant de réapparaître une vingtaine d'années plus tard. La deuxième collaboration, dix ans plus tard, pour Un anneau d’argent à l’oreille, fut plus heureuse.


3. Vos dessins font partie d’un ensemble, petit monde artistique singulier qui n’est pas tout à fait étranger à la littérature de Tony Duvert, notamment en ce qui concerne l'enfance et la sexualité, ces deux thèmes étant souvent liés chez vous (vos sujets Le roi du château et Sa-Majesté-des-Mouches figurent une enfance cruelle, troublante, sexuée, virile et homoérotique). Pourriez-vous évoquer cette proximité dans la représentation de l’enfance ?

Non.


4. Peut-on rapprocher Tony Duvert d’une idéologie post-soixante-huitarde par rapport à l’enfant ? Sa littérature était-elle une littérature « à thèse » ? Se revendiquait-elle d’un courant de pensée précis ?

Il y eut, dans les années 68, un vent de remise en question pour tout ce qui s’apparentait au « mandarinat». De l’école à l’usine en passant par la famille. C’est ainsi que Tony reçut le soutien de personnalités (à part Françoise Dolto qui était sa bête noire) comme Roland Barthes, Gilles Deleuze et Michel Foucault. Puis, en très peu de temps, tout s’effondra et ce fut la «chasse aux sorcières» avec un retour à l’ordre qu’on pourrait apparenter à une sorte de maccartisme des bonnes moeurs. C’est ainsi que Tony sortit de la lumière pour rentrer dans l’ombre (je pense que Gilles Sebhan l'explique très bien dans son livre : Retour à Duvert).


5. En ce qui concerne L’Île atlantique, Tony Duvert vous a-t-il fait part de son projet d'écriture et de ce qu’il cherchait à communiquer en écrivant un texte
« comme un Guy des Cars, pour un public comme le sien » ?

A cette époque, j’habitais un rez-de-chaussée rue du Dragon et Tony, une chambre de bonne, rue Bonaparte, que lui prêtait son ami Jean-Pierre Tison. Nous étions donc géographiquement proches et Tony passait souvent chez moi à l’improviste (il n’y avait pas encore de codes aux portes d’entrée). Il s’installait et bavardait (il était très bavard). Et on peut dire qu’il me parla de tous ses livres en gestation à partir de Paysage de fantaisie. Concernant L’île atlantique, il voulait écrire un livre qui serait «grand public» car ses livres se vendaient peu. Et lorsqu’il évoqua son choix d'une écriture comme celle de Guy des Cars, il sous-entendait revenir à une écriture classique. Finies les acrobaties du «nouveau roman» avec ses blancs, et ses phrases sans virgule ni majuscule. Il voulait se faire comprendre. Cette fois-ci, me dit-il, tout le monde, même les enfants, pourront me lire. L’avenir lui donna raison puisque ce fut sa meilleure vente.


6. Vous m'avez parlé, dans une de nos conversations, de Jacques Callot. Pouvez-vous expliciter ce qui, chez cette figure enfantine, plaisait à Tony Duvert ?

A ma connaissance, Tony aimait beaucoup les gravures d'Albrecht Dürer. Et son admiration pour le jeune lorrain Jacques Callot tient plutôt à son enfance. Ayant une passion précoce pour le dessin – contrariée par son père – il fit une première fugue à l’âge de douze ans en se joignant à des Bohémiens pour aller étudier à Rome. Reconnu en route par des amis de sa famille il fut ramené à Nancy. Sa seconde fugue eut lieu à quatorze ans où, cette fois, il fut reconnu à Turin par son frère aîné Jean qui le ramena encore à Nancy. Enfin, à 16 ans, son père, de guerre lasse, finit par reconnaître sa vocation artistique et l’envoya étudier à Rome où il devint le grand maître de la gravure à l’eau-forte qu’on connaît. Ce sont les fugues de cet enfant au caractère bien trempé et le fait qu'il essaya ainsi de se rendre maître de son destin, qui plaisaient à Tony. Et on peut imaginer que dans L’île atlantique, en écrivant les dernières pages de son livre avec la fugue de Julien, Tony pensa au petit Jacques.


7
. Quel était le rapport de Tony Duvert avec la littérature scoute ?

Tony appréciait beaucoup la littérature scoute. Et il évoquait avec nostalgie ses nuits à dévorer la collection «Signe de piste». Les histoires de ces garçons en culotte courte évoluant en bande, le tout enrobé d’une sauce chevaleresque et homoérotique le séduisaient (comme l’image iconique, par Pierre Joubert, d’un scout portant dans ses bras son ami blessé). Il avait pour cette collection une bienveillance teintée d’amusement. Car elle protégeait miraculeusement ses auteurs contre la censure – pointilleuse – de la littérature jeunesse. J’ai toujours pensé que cette collection «Signe de piste» l’avait inspiré pour écrire L’île atlantique.


8. L’expression « les enfants au pouvoir » utilisée par Roger Vitrac (supposant une société où les enfants règneraient) vous semble-t-elle convenir à l’oeuvre de Tony Duvert ?

Oui, je pense que cette expression «Les enfants au pouvoir» pourrait être le fer de lance de l’oeuvre de Tony. Il ne faut pas oublier que lorsqu’il évoqua avec fougue ce thème d’enfants au pouvoir, lors du dîner de son prix Médicis, Roland Barthes, tapotant son bras pour l’arrêter dans son élan, lui fit remarquer que cela relevait de l'utopie. Tony vit rouge et se leva de table sans attendre le dessert.


9. Y a-t-il une nécessité à lire et à étudier l’oeuvre de Tony Duvert aujourd’hui ?

Absolument. Le thème de la «condition enfantine», inhérent à l’oeuvre de Tony Duvert, est intemporel. Et c’est parce qu'aujourd’hui son oeuvre va à l'encontre de notre pensée moderne qu'on gagnerait à la lire et l’étudier.


Paris le 13 octobre 2024