Lundi 20 octobre 2015




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Le Divan illustré de Michel Longuet
par Françoise Simonet-Tenant
Ne craignons pas de dire que Le Divan illustré est un grand livre autobiographique dont la découverte saisit le lecteur. ML. se place dans la lignée de Leiris, introduisant "l'ombre d'une corne de taureau" dans son oeuvre, mettant à nu son enfance malaisée, à l'ombre d'un père au passé trouble pendant l'Occupation et d'une mère vampirique aux tropismes incestueux, et racontant l'histoire d'une homosexualité difficile à vivre quand on est né à Reims en 1945 et que le regard social et paternel sur les "tarlouzes" manque singulièrement d'aménité. Le Divan illustré est également une réussite esthétique, alliant avec une rare pertinence le texte et le dessin - cette "écriture dénouée et renouée ensuite autrement", comme le disait Cocteau. Le dessin n'est pas là pour agrémenter le texte; le dessin et le texte ne font qu'un, s'articulant et se complétant. Au texte sobre, parfois allusif, plein d'autodérision et d'humour noir, s'allient des dessins aux tailles variées - des dessins en pleine page aux petits croquis en pied de page, dont certains amusent le regard et d'autres le médusent par leur violence expressionniste.

Globalement, le livre se présente comme un journal d'analyse, ML. retraçant avec mots et dessins 36 séances "sous la houlette de Madame W.", qui s'entend à faire sortir cadavres et fantômes du placard. Au fil des séances s'inscrivent les grandes scènes du roman familial (la découverte du nom d'origine juive de l'arrière-grand-mère, l'accident de voiture de la mère, la mort du grand-père maternel, la brouille avec la mère, la dernière visite au père malade, l'enterrement du père, le lit de mort de la mère), les scènes de l'enfance ou de l'adolescence marquées à jamais dans la mémoire (les supplices infligés aux petits cousins, l'anecdote de la tondeuse à gazon cassée, le portrait du narrateur fait le jour de sa première communion, les amours malheureuses...), les paroles des autres ("Tu étais si laid. Mais laid, tu ne peux pas imaginer...", dit la mère à son fils Michel) ou décisives ("Rien ne vaut une bonne névrose pour faire une oeuvre", déclare à ML. Tony Duvert), ainsi que la propension au masochisme et les tourments de l'analysant qui a bien du mal à échapper à la famille, "forteresse où il se passe des choses abominables".

Après le choc de la découverte, une seconde lecture permet de repérer l'art des détails et la grande maîtrise narrative dont fait preuve ML. Il n'y a rien de superflu dans un livre où tout fait sens, tel un puzzle où tous les morceaux d'un passé lointain ou plus proche - car les strates temporelles sont nombreuses - finissent par s'emboîter. Les deux épigraphes mettent en avant "l'emprise du père alors que celui-ci est déjà réduit à l'état de spectre" et la fascination du masochisme. Les 36 séances d'analyse se terminent par un petit dessin en pied de page (sauf une), représentant tour à tour un divan (32 croquis) dont la mémoire significativement se dérobe (ce divan a-t-il des pieds ou pas ?), un bidet, un fantôme avec une béquille, une cerise sur un gâteau - petite frise paralléle à la narration qui la commente à sa façon. Le fil des 36 séances est interrompu à 3 reprises par des saynètes à forte teneur fantasmatiques : la première (Pourquoi j'ai tourné "Une vieille soupière") dit le désir de "faire battre une dame par un enfant"; la seconde ("Le jeu sadique de Monsieur Serrault") confond le personnage de Michel Serrault dans La Cage aux folles et la figure de la mère, matrone harcelante; la troisième ("La cruauté de Madame Delambre") évoque un souvenir cinématographique, La Mouche de Kurt Neumann (1958), film d'horreur américain où un savant, inventeur d'une machine servant à la téléportation de la matière et ayant essayé son invention, se retrouve avec une tête de mouche à la suite de son expérience, mais c'est sur l'épouse de l'homme-mouche que semble se cristalliser la mémoire du narrateur. Cette saynète qui intervient aux deux tiers du récit agit comme un révélateur: le lecteur prend conscience qu'il est beaucoup question de mouches dans cette histoire, de la magnifique Cochliomyia hominivorax dessinée en double page au début du récit, variété de mouche dont les larves se nourrissent de matière vivante (autre image de la mère?), au surnom de "mouche" donné par la mère au père, en passant par les piques que le fils envoie à la mère auxquelles elle répond "d'un geste de la main comme pour écarter un moucheron", sans oublier la grosse mouche noire qui vrombit dans la chambre du père malade lors de la dernière visite que lui fait son fils et les acouphènes qui tourmentent celui-ci et qui le font ressembler à une mouche, "avec ce BZZ BZZ permanent dans (son) oreille gauche". Si l'on ajoute à ces mouches trop nombreuses, l'hypothèse suggérée dans le livre que le père fut peut-être pendant l'Occupation un mouchard, qui aurait dénoncé à la gestapo DD., l'ami résistant de la mère, l'on se dit que dans ce cruel et magnifique Divan illustré, mouches et fantômes font bon ménage pour évoquer un passé obsédant. F.S-T.